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Différenciation territoriale : la singularité des territoires dans l’unité nationale



Réforme constitutionnelle.
La différenciation territoriale : la singularité des territoires dans l’unité nationale

En juillet 2017, le Chef de l’Etat s’est exprimé, à deux1 reprises, devant les Parlementaires, pour présenter sa « certaine idée de la France2 »…et des territoires. Une cadence inédite annonçant, notamment, une réforme des institutions.

Moins d’un an après, et conformément au discours, le Gouvernement a élaboré un calendrier de réforme institutionnelle articulé autour de trois natures de projets de loi : ordinaire, organique et constitutionnelle.

Le premier volet de cette réforme sera constitutionnel. En effet, le projet de loi a été présenté devant le Conseil des ministres, le mercredi 3 mai 2018.

Parmi les dispositions du projet de loi constitutionnel figure celle de « Droit à la différenciation ». C’est-à-dire la reconnaissance de la diversité territoriale, formalisant ainsi le passage d’un droit à l’expérimentation déjà en vigueur pour les collectivités territoriales, à un droit à la différenciation.

L’occasion de faire un point d’étape sur cette notion méconnue mais aux enjeux réels.

Expérimentation, territorialisation, différenciation : de quoi parle-t-on ?

En 1994, l’Institut présentait une publication au titre provocateur « Vers la fin de l’Etat unitaire » qui donnait à lire autrement le rapport public du Conseil d’Etat pour l’année 1993 et qui dans ses conclusions précisait : « la décentralisation n’est pas un simple habillage, un prêt-à-porter, elle exige des habits neufs, du sur-mesure (…) »

La notion de « sur-mesure » renvoie ainsi à la prise en compte des singularités de chaque territoire pour en adapter l’habit, en l’espèce les compétences en matière de politiques publiques. La différenciation apporte-t-elle une réponse à ce « sur-mesure » territorial ?

C’est dans ce contexte que l’Institut avait conduit les premières réflexions à travers quelques interrogations ayant pour ligne directrice : est-il possible de décliner « égalité » et « diversité » sans contrarier l’unité nationale ? Peut-on encore croire à l’uniformité quand l’hétérogénéité existe partout, ou presque ?

La décentralisation est l’oeuvre d’un long processus législatif qui depuis plus de 30 ans poursuit son évolution. En effet, paradoxalement, la gouvernance territoriale n’est pas une matière immobile, et la décentralisation s’adapte au gré des transitions, des mutations de la société. C’est ainsi qu’ont émergé au fur et à mesure dans le vocabulaire de la décentralisation des notions telles que : expérimentation, territorialisation et différenciation. De quoi s’agit-il ?


• Expérimentation :

L’expérimentation législative locale est l’autorisation donnée par une loi à une collectivité territoriale d’appliquer une politique publique ne faisant pas partie de ses attributions légales, pour une période donnée.

Elle a été introduite dans la Constitution par la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 aux articles 37-1 « La loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limités, des dispositions à caractère expérimental » et article 72 al. 4 « Dans les conditions prévues par la loi organique, et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique ou d’un droit constitutionnellement garanti, les collectivités territoriales ou leurs groupements peuvent, lorsque, selon le cas, la loi ou le règlement l’a prévu, déroger, à titre expérimental (..). »

Le droit à l’expérimentation ouvert aux collectivités n’a eu qu’un succès limité en forçant la généralisation de l’expérimentation à l’ensemble du territoire.


• Territorialisation :

La « territorialisation du droit » constitue une formulation, plutôt abstraite, car riche de diverses significations. La doctrine souligne d’ailleurs la complexité de la formulation au regard de la pratique et la conçoit de façon « allusive, prudente, indirecte, impressionniste »3.

S’il fallait la définir : il s’agirait de l’application de règles de droit distinctes selon les différentes entités territoriales au sein de la République. Autrement dit, c’est la question de l’existence de lois ou de règlements différents selon les régions ou autres circonscriptions territoriales.

Cette question de la relation entre norme et espace reste difficile à aborder dans notre cadre juridique. À l’intérieur de l’espace étatique français a longtemps prévalu une vision « unitaire et indivisible » de l’organisation normative du territoire. La même loi pour tous a été comprise comme la même loi partout.


• Différenciation :

Comme évoqué ci-dessus, le droit à l’expérimentation ouvert aux collectivités n’a eu qu’un succès limité en forçant la généralisation de l’expérimentation. Une occasion peut-être manquée pour les collectivités d’adapter mieux encore les politiques publiques aux réalités des territoires.

Aujourd’hui, il est question de franchir une étape, celle de la non généralisation pour une décentralisation affirmée.

En 2012, la revue Pouvoirs Locaux y consacrait un dossier4 anticipateur. 6 ans plus tard, les esprits semblent mûrs pour s’emparer autrement de la différenciation. Ainsi le démontrent les initiatives locales telles que la Corse ou encore les départements du Haut-Rhin et du Bas-Rhin.

Cette envie de singularité territoriale trouve toutefois des limites dans la puissante mythologie de l’équation Unité = Uniformité. Simultanément, le succès de la décentralisation repose sur la capacité des territoires à dépasser leurs revendications catégorielles.

Différenciation territoriale et réforme constitutionnelle 2018 : où en sommes-nous ?

Au préalable, rappelons que le Conseil d’État avait été saisi par le Premier ministre d’une demande d’avis portant, d’une part, « sur la possibilité d’attribuer des compétences différentes à des collectivités relevant d’une même catégorie » et, d’autre part, « sur la possibilité de permettre aux collectivités territoriales de déroger à des dispositions législatives ou règlementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences. »5

Dans cette décision attendue, le Conseil d’Etat a rendu un avis6, pour partie, favorable estimant « qu’une telle disposition constitutionnelle donnerait davantage de libertés et de responsabilités aux collectivités territoriales pour mener une action plus efficace, grâce à des marges de manoeuvre accrues, pour innover et pour adapter les lois et règlements qui régissent l’exercice de leurs compétences aux réalités des territoires. »7

Sur les aspects en défaveur, le Conseil d’Etat se montre réticent à l’inscription, dans la Constitution, d’une disposition prévoyant que « la loi ou le règlement régissant l’exercice des compétences des collectivités peuvent faire l’objet d’adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières des collectivités d’une même catégorie ». Considérant, notamment que la rédaction se rapproche de celle de l’article 73, portant sur les départements et régions d’outre-mer, et dont les particularités résultent principalement de l’insularité et de l’éloignement géographique.

Ainsi, dans l’actuel projet de loi constitutionnel, deux modifications de l’article 72 de la Constitution sont avancées :

• 1ère modification (différenciation-adaptation) :
Le gouvernement entend ajouter que certains textes de loi peuvent « prévoir que certaines collectivités territoriales exercent des compétences, en nombre limité, dont ne disposent pas l’ensemble des collectivités de la même catégorie. »

• 2ème modification (expérimentation) :
Le gouvernement souhaite faciliter l’expérimentation normative, qui permet aux collectivités de déroger, pour une durée limitée, à des textes législatifs ou réglementaires qui régissent l’exercice de leurs compétences.

Alain-Joseph POULET, Direction des études

1 Discours du 3 juillet 2017 devant les Parlementaires réunis en Congrès et Discours du 17 juillet 2017 lors de la Conférence nationale des territoires
2 Charles de Gaulle, Mémoires de guerre – L’Appel : 1940-1942 (tome I), éd. Plon, Paris, 1954
3 Pouvoirs Locaux n°98, « La territorialisation du droit », 2013
4 Pouvoirs Locaux, n°93/Juin 2012, Dossier « Principe d’égalité et différenciation territoriale »
5 http://www.conseil-etat.fr/Decisions-Avis-Publications/Avis/Selection-des-avis-faisant-l-objet-d-unecommunication-particuliere/Differenciation-des-competences-des-collectivites-territoriales-relevant-d-unememe-categorie-et-des-regles-relatives-a-l-exercice-de-ces-competences
6 CE, 7 décembre 2017, n° 393651
7 Idem