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« Le monde qui d’ordinaire nous est familier ne laisse aucune trace et il n’aura aucune commémoration. »

Relire cette citation du philosophe américain Henry David Thoreau (1817-1862), en cette période de confinement permet d’en goûter toute la saveur.

A l’heure où sont salués les soignants, les aidants, les caissières et manutentionnaires des supermarchés, des épiceries et les salariés des commerces de « première nécessité » on peut constater que le « monde familier » nous saute aux yeux.

En temps normal, ce monde-là laisse peu de traces dans la mémoire quotidienne. En temps normal, nous le croisons justement « par nécessité ». C’est un monde qui est toujours là ! Il est notre quotidien dans ce qu’il a de plus essentiel (se nourrir, se soigner…). Cette période a ceci de particulier qu’elle est tout autant révélatrice du « solide » qui nous entoure que de nos vulnérabilités individuelles et collectives.

Arrêtons-nous sur le « solide ». C’est grâce à ce « solide » que notre imaginaire va pouvoir se remettre à fonctionner. Afin que notre capacité d’imagination sorte de son anesthésie, il ne sera plus possible de remettre au lendemain l’examen de la réalité. Nous n’aurions jamais dû quitter le réel1 que certains considèrent à tort comme un mets trop ordinaire.

En regardant avec méfiance ce que nous n’aurions jamais dû quitter, (i-e le solide), nous sommes partis vers des horizons plus filandreux et liquides2 :

– le capitalisme anglo-saxon plutôt que le capitalisme rhénan;

– les flux mondiaux plutôt que les stocks territoriaux;

– la France des métropoles plutôt que l’alliance des provinces ;

– l’establishment mondial-parisien plutôt que les entrepreneurs territorialisés

– la consommation plutôt que la sobriété;

– la cigale plutôt que la fourmi;

– le snobisme de la novlangue plutôt que l’exactitude de la langue française

– les voyages low cost plutôt que la découverte des contrées nationales.

Il nous fallait bouger, nous adapter3 plutôt que de se « coltiner » le réel.

Le philosophe Bruce Bégout est de ceux qui croient que l’on peut encore réactiver la passion du réel non pas pour passer son temps « à disposer bien en vue sur sa table de travail, un échantillon de choses ordinaires »4 mais pour s’interroger sur ce qui semblait aller de soi et ne va plus.

Va-t-il de soi qu’une société suradministrée comme la nôtre rencontre autant de difficultés concernant ses stocks de masques et de matériel médical d’urgence ? Va-t-il de soi que « les collectivités locales comme les corps intermédiaires semblent tenir qu’un rôle secondaire au mieux instrumental : c’est à dire celui d’une simple courroie de transmission (…). Dans les faits, ces organisations tendent à s’affranchir des contraintes que voudraient leur imposer les services de l’État ; elles prennent leurs responsabilités, parfois au risque de se mettre dans l’illégalité ; mais leurs actions ne sont pas coordonnées avec les services de l’État »5

Comme le soulignent à juste titre les sociologues Borraz et Bergeron, « les initiatives qui émergent localement, et qu’il conviendra ensuite de recenser et d’analyser, démontrent l’existence de capacités nombreuses dans la société française sur lesquelles il faudra s’appuyer à l’avenir ».

Ces initiatives reprennent lien avec le fourmillement de toutes ces « actions libres » (c’est à dire les actions menées au nom de la subsidiarité) qui prennent vie depuis des années maintenant dans les provinces. Le réel de ces « actions libres » valorise le temps concret et solide. C’est ce réel qui va porter l’imaginaire des provinces qui fait tant défaut à la décentralisation.

N’oublions pas que le mot « subsidiarité » est issu de la racine latine – sub (sous) et sedere (être assis). Dans le langage militaire romain, les subsidiarii étaient les troupes de réserve qui ne servaient pas en temps normal mais constituaient un appoint en cas exceptionnel.

C’est à nous tous, subsidiarii, — troupes de réserve du monde familier — de commencer à imaginer le monde solide qu’il nous faut bâtir chaque jour.

Laurence Lemouzy

La rubrique Compte de faits, contes de fées : sous ce titre, l’Institut porte son regard sur…l’esprit des temps et des provinces

Notes

1.  Ici, un clin d’oeil à la réplique de Lino Ventura dans « Les tontons flingueurs »
2. V. Bauman Zygmunt, La vie liquide, trad. Christophe Rosson, Paris, Pluriel, 2013
3. V. Stiegler Barbara, « Il faut s’adapter »: sur un nouvel impératif politique, Paris, Gallimard, 2019.
4. Bégout Bruce, La découverte du quotidien, Paris, Éditions Allia, 2005.p.16
5. Borraz Olivier et Bergeron Henri, Covid-19 : impréparation et crise de l’État « , 31 mars 2020 https://aoc.media/

 


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